Un métro pas politain !

A cette époque, je fréquentais un cours de chant que je quittais tard, harassé par tant de rêves. Je prenais mon métro à Chaussée d’Antin. Ce soir là, il y avait 16 minutes d'attente.

J'écoutai un chanteur interpréter « La vie en rose » d'Édith Piaf. Il était caché dans un renfoncement mais, à sa voix, j'imaginais une personne imposante, brute et sans finesse, aux cheveux courts et gras, un aveugle sans doute avec son chien blanc, un vieux transistor pour la musique et un panier en osier pour les pièces jaunes.

15 minutes d'attente, ...

Je décidais de remonter vers la tête de station. Comme un enfant, je m'astreignais  à suivre l'axe de symétrie du quai et cadencer la vitesse et la portée de mon pas tout en évitant les marques laissées au sol, sous peine de provoquer une catastrophe, et surtout en gardant le sourire aux lèvres afin que la fille, assise un peu plus loin, ne s'aperçoive de rien.

Ce jeu dura deux minutes. 13 minutes d'attente, ...

Une rumeur de rails et de roues, au début inaudible puis persistante, paraissait contredire l'attente affichée alors qu'un son mat, grave et lent introduisait un élément inhabituel. N'ayant d'autre occupation que d'instruire ma curiosité, je me penchais pour découvrir le convoi sortir du tunnel et deviner ce qu'il en retournait avant qu’il apparût.

Un train jaune, tiré par une locomotive essoufflée, constitué de trois wagons plats où s'entassait un bric à brac de câbles, d'outils et de gravats de chantier, déboucha lentement et ralentit sa course jusqu'au point de s'arrêter.

Un homme géant conduisait l'engin. C’était plutôt un ours, avec des yeux exorbités sous une paire de grosses loupes rondes, qui cerclaient son visage où barbe et cheveux sales ne formaient qu'une touffe retenue par une casquette usée, elle-même sous dans la capuche d’un imperméable qui tenait à priori du jaune.

Cette station, ce convoi, ce machiniste brossaient plus le théâtre d'un jeu d'enfant qu'une réalité métropolitaine. J’y voyais le petit train de mon enfance qui vaquait à son occupation.

12 mn d'attente.

Une idée me traversa l'esprit : grimper et rejoindre mon rêve d’enfant ! Devenir le personnage qu'autrefois j’agitais d’une main, l'asseyant autoritairement dans la locomotive en lui aboyant une foule d'ordres et d’instructions.

« Je vais me cacher et, arrivé à destination, je sauterai sur le quai. »

J'enjambai le parapet du dernier wagon. Le pilote ne s'aperçut de rien, ou du moins, ne le fit pas sentir. J'étais monté à bord de mon enfance.

Je m'allongeai dans la poussière et la crasse de la plateforme, saisit un rebord métallique et disparut dans le tunnel que seules les lumières éclairaient tous les dix mètres. Je vivais au rythme des ombres noires et des ombres claires : lumière, 10 mètres, lumière, 10 mètres.

Je connaissais cette ligne de métro, l’empruntant au quotidien. Mais ce jour là, tout était différent : le frottement des ferrailles, les odeurs d'huiles et l’arrière goût qu’elles laissent dans la bouche et enfin l'air, en grande abondance, qui vous coupe le souffle. Connaissez-vous le sentiment de liberté que vous procure un courant d’air ?

J'accrochai un regard au phare rouge, signalant la queue du convoi, qui intensifiait l’étrangeté de la scène en la colorant d'une ambiance féerique.

Je me glissai afin de mieux me cacher.

Le convoi s'aiguilla sur une voie secondaire, fit une courte halte devant une grille métallique qui s'ouvrit en gémissant, et s'engouffra dans un tunnel à voie unique qui virait sèchement, entraînant roues et rails dans une protestation de grincements secs et tonitruants.

Je n’avais pas prévu que ce métro divaguerait ! Cela me rendait soucieux. Surtout l'idée de quitter les rails principaux et de pénétrer dans des voies de garage ne m’enchantait pas. Comment sortir de là sans une sévère réprimande et une amende salée ?

Contre toute attente, l'ours accéléra. Je m'accrochai à la rambarde et compris que le convoi prenait de l'élan pour s'élancer avant une forte côte. Il vrombissait  à son intensité maximale et vibrait si fort qu'on eût cru qu'il allait exploser.

Il est vrai que la montée était ardue.

Notre vitesse chuta rapidement et, arrivé à mi-course, c'est le couple grave du moteur qui engagea le combat, grignotant chaque centimètre pour atteindre le sommet.

Là, un hall immense, illuminé par de multiples néons, abritait un tas d'aiguillages où naissaient, serpentaient et mourraient des voies de garage à l'abandon. Un lieu féerique où se jouaient le ballet des éclairages sur les rails, les éclairs bleus de la locomotive et le boom boom incessant des wagons sur les rails.

Cinq hommes, en costume verts kaki, portant bonnets et gants, marchaient alignés sur une bande de dix mètres. A l’aide de lampes électriques, ils fouillaient les voies brillantes et les traverses sombres. Un homme poussa un cri et se penchant, ramassa un objet que j’identifiai comme une chaussure à talon. Le groupe s'agglutina tandis qu'une alarme tonitruante attira vers eux une autre vingtaine de personnes. Tous scrutaient l'objet en le commentant avec intérêt. Un coup de sifflet les remit au travail. Je me recroquevillais dans mon abri tandis que le métro les dépassait lentement. Par bonheur, il accéléra et la lumière décrut. Le fanion rouge redevint mon étoile du berger.

 

J'étais à nouveau au pays des ombres noires et claires, perdu dans mes pensées, à la recherche d'un début de vraisemblance. Je vivais dans un cauchemar d'enfant avec ses scènes et ses personnes insensées.  Je devais redevenir l'enfant que j'étais pour saillir de cette scène.

Une main obscure, tâtant le noir, frôla mon épaule. Cette relation imprévisible provoqua comme une déflagration d'une intensité rare qui me perfora de la tête aux pieds. Je tressailli en flageolant. Ma respiration s'emballait . Mon cœur battait à la chamade.

L’Autre semblait encore plus paniqué. C'était une femme, j'en étais certain. Je l'avais reconnu au frôlement parfumé de sa main, à son mouvement de recul et à sa façon de se recroqueviller parmi le chargement sale du wagon. Je percevais son halètement, ses tremblements non contenus et l'emballement de son cœur. Son angoisse me rassura.

Bêtement, je questionnai :

  • C'est quelqu’un ? 

Une voix de femme répondit :

  • C'est moi. Chut. Je vous expliquerai. Savez-vous comment sortir d'ici ?

Je continuai, baissant la voix :

  • Non. C'est vous qu'ils recherchaient dans la salle ?
  • Oui. J’ai perdu ma chaussure en courant. Ils l’ont retrouvé.
  • C’est ce que j’ai pensé. Qu'est ce qu'ils vous veulent ?
  • Je ne sais pas. Ils me font peur. Ils sont fous. Comment vous appelez-vous ?
  • Marin, je m'appelle Marin. Je voulais monter à bord du train de mon enfance.
  • Eh bien, vous êtes servi ! Il est plutôt noir, votre train.

Après quelques secondes, je repris :

  • Je ne comprends pas où nous sommes.
  • Je l'ignore aussi mais je peux vous dire que ce métro tourne en rond. Il repasse en boucle par le hall où ils voulaient m'attraper.

Je réfléchis à la situation :

  • Avez-vous remarqué d’où vous êtes arrivée ? Savez-vous où se trouve la grille métallique ?

Elle me répondit :

  • Je crois. Bientôt, nous nous arrêterons dans une vieille station abandonnée. Sautez du train et suivez-moi. Je crois que la grille est par là. Mais comment ouvrir la grille ?

Je n’eus pas le temps de lui répondre. Le convoi dépassa une sorte de dos d'âne qui fît tressauter l’ensemble du chargement. Puis, il nous emporta dans une nouvelle course où les tôles tremblent, frottent et tapent et où l'on se tient à la rambarde comme à la proue d'un zodiac qui s'emballe. Je vérifiai que ma compagne d'infortune tienne bien prise et lui criai un ou deux mots d'encouragements alors que notre métro fou galopait vers la station fantôme.

L’étoile rouge du berger scintillait toujours.

Le train freina dans un grincement terrible et aborda la fameuse station inoccupée. Elle était conservée dans son jus, avec la bicoque du poinçonneur, les vieilles affiches publicitaires de Renault Billancourt, Dubonnet ou de la semelle Michelin et les bancs en bois vernis. Les murs étaient jonchés d’inscriptions, de peintures et de graphitis et rares étaient les endroits où apparaissait encore le carrelage blanc d'origine.

L'ours sortit de sa locomotive-cahute-cabane en sifflant « La vie en rose ». Il tenait en laisse un gros berger allemand et remonta le quai en fouillant les wagons de sa lampe torche.

Sans aucune prévention, je vis la fille glisser du wagon sur les rails, se plier en deux pour se camoufler et filer sur les voies le long du quai. En quelques secondes, elle s'insinua comme une ombre silencieuse dans l'obscurité du tunnel.

Je ne pris pas le temps d’analyser la beauté surréaliste de la scène. Je voulais la suivre. Je me redressai brusquement et les ferrailles qui s'étaient amourachées à moi, retombèrent dans un bruit assourdissant. Je sautai lourdement sur le ballast dans un tumulte de pierres choquées et me précipitais à découvert vers le tunnel. Je ne la discernais plus.

L’ours dressa la tête dans un coup de sifflet strident, vociféra et lança son chien. Il dévalait déjà le quai pour me rattraper.

De mon côté, je m’empêtrais dans ma course. Mes pieds s’enfonçaient dans le sol comme dans la glaise et m’empêchaient d’avancer. A chaque pas, l’ours en gagnait trois. Je luttais contre cette sensation de marcher au ralenti au prix d’un effort gigantesque mais infructueux. Déjà, le chien arrivait sur moi en aboyant furieusement et en montrant ses crocs.

La poigne de l’ours s'abattit sur mon épaule et immobilisa ma course. Je fermai les yeux. Un frisson me parcourut de la tête au pied tandis que je courbais l'échine. J’entendais l’ours jacasser et aboyer des ordres à ses collègues qui, déjà accouraient. C’était étrange, je me sentais un peu comme libéré. J'avais dépensé une telle énergie que mon corps était épuisé, fondamentalement épuisé.

Je chuchotais :

  • Je voulais visiter mon enfance
  • Billet, s'il vous plaît. Billet.

Quand j'ouvris les yeux, j'eus du mal à situer la scène. Je me réveillais assis sur le quai du métro, tandis qu'une dizaine de contrôleurs vérifiaient le billet des voyageurs, et que l'un d'entre-eux, les yeux exorbités sous une grosse paire de lunettes rondes, exigeait de voir mon titre de transport.  

Il se pencha à mon oreille et déclama :

" Souvent pour s'amuser,
Les Marins d'équipage
Font des p'tits tours d'enfer.

Ils suivent indolents
Compagnons de voyage
Le métro hurlant
Dans les tunnels amers "

 

Marin, le 19 mai 2018.

Métro

 

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